#Français

4#Histoire en puissance

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PITT

4.1 Indication didactique

Ann Kiefer

Pour toutes les classes inférieures de l’enseignement secondaire classique au Luxembourg, les mathématiques et le français sont les deux matières qui comptent le taux le plus élevé de notes insuffisantes (MENJE, 2022). C’est pourquoi nous entreprendrons le pari osé de faire entrer en contact ces deux matières «mal aimées». Dans le contexte luxembourgeois, un lien existe déjà du fait que la langue véhiculaire du cours de mathématiques dans l’enseignement secondaire est le français.

Dans ce module on présente deux débuts d’histoires aux élèves qui doivent inventer et écrire une suite à l’une d’elles. Les deux nouvelles, intitulés Le sablier de vie et Petit virus contiennent chacun un problème très concret de mathématiques impliquant des puissances.

Ce module cherche à développer plusieurs compétences : la compréhension de l’écrit (lecture de textes narratifs), l’expression écrite (écriture de textes narratifs) ainsi que la compréhension de l’oral (écoute de la version audio d’un texte narratif) pour l’enseignement classique et général. D’un point de vue mathématique, la compréhension du problème mathématique apparaissant dans le conte est indispensable afin d’inventer une suite à ce conte. Le thème qui intervient dans les deux histoires est celui des puissances, qui figure au programme d’études de 6e classique et général. Les compétences visées par ce module sont notamment la compréhension de la notion de puissance et l’utilisation d’une calculatrice ou d’un logiciel pour effectuer des calculs effacer. Dans les deux contes, le thème des puissances n’a pas été greffé artificiellement sur l’histoire, mais découle naturellement de cette dernière. Dans Le sablier de vie (M2 Le sablie de vie), le personnage principal, qui est mort, a le choix entre deux sabliers qui lui permettent de retrouver la vie : un petit dont la quantité de sable est multipliée par 1,1 une fois par semaine ou un grand dont la quantité de sable est multipliée par 0,9. Dans l’autre histoire, Petit virus (M9 Petit virus), une photo embarrassante d’un camarade de classe se propage sur un réseau social fictif de manière exponentielle, ce qui fait intervenir à nouveau les puissances. Dans les deux cas, le fonctionnement des puissances est illustré par des situations réelles qu’on pourrait rencontrer dans la vie concrète. Voilà pourquoi il est impossible, dans les deux cas, d’inventer une suite aux histoires, sans effectuer de calculs mathématiques.

Les deux débuts d’histoires sont le fruit d’une collaboration entre Ann Kiefer, mathématicienne, et Marie Lhuissier, conteuse-mathématicienne professionnelle. Marie a écrit 5 contes mathématiques qu’elle présente régulièrement à différents événements sous forme de spectacle. Pour ce module, l’approche était un peu différente, car elle n’a rédigé que le début d’une nouvelle et a laissé la fin à l’imagination des élèves. En général, les contes inventés par l‘autrice se basent sur un sujet actuel de la recherche en mathématiques, alors que les deux histoires de ce module sont inspirés par un sujet du programme officiel de 6e de l’Enseignement secondaire classique et général.

L’idée de relier l’enseignement des mathématiques et le français n’est pas nouvelle. Le testament de Newton est un roman écrit par Jean-François Buys, un enseignant de français, et Frédéric Preys, un enseignant de mathématiques (Tangente Éducation, 2016). A plusieurs endroits le roman contient des énigmes mathématiques que les élèves doivent résoudre. Aux yeux des deux auteurs, ces deux branches en apparence « antagoniques » ont quand même beaucoup de points en commun : «rigueur, réflexion, analyse, argumentation, concentration» (Tangente Éducation, 2016).

Ici, notre approche est un peu différente. Pour le dire avec les mots de Marie Lhuissier : «beaucoup de gens voient les mathématiques comme une discipline austère, froide et mécanique, restreinte au calcul, qui ne ferait appel à aucune de ces qualités qui font notre humanité : l’émotion, l’intuition, la création» (Lhuissier, 2020). Nous voulons donc sortir les mathématiques de leur cadre habituel et faire appel aux émotions des élèves. Quoi de mieux qu’un conte pour atteindre ce but? Ce module fait aussi appel à l’intuition des élèves, car dans un premier temps on leur demande de réfléchir à la suite de l’histoire sans faire de calculs. Puis, lorsqu’ils sont obligés d’écrire leur propre suite (créativité), ils peuvent effectuer des calculs. Dans la conception de ce module, il était important pour nous que les élèves soient amenés à écrire de vraies histoires, et pas un «concept mathématique recouvert d’un mince vernis narratif» (Lhuissier, 2020). Dans nos récits il y a de vrais personnages et les réflexions mathématiques découlent naturellement de l‘intrigue. Les personnages principaux ont le même âge que le public cible et leur vécu s’inscrit dans le monde actuel et reflète des problèmes des jeunes d’aujourd’hui. Ainsi nous créons avec l’histoire «un sentiment d’inclusion (par opposition au sentiment d’exclusion que ressentent un grand nombre d’élèves dès qu’il s’agit de mathématiques)» (Lhuissier, 2018).

La faiseuse de neige (Marie Lhuissier) @Elis Tamula. Tous droits réservés

Le lien entre l‘enseignement des mathématiques et la littérature en général est un champ de recherche qui fait l‘objet d‘une attention accrue depuis les années 1990 (en particulier dans les pays anglo-saxons et pour la fin de l‘enseignement primaire). Bintz et al. (2011) résument, en se référant à des études spécifiques, l‘utilité d‘une telle approche interdisciplinaire dans la pratique de l‘enseignement : la littérature offre une perspective humaine en montrant aux élèves comment les mathématiques sont utilisées pour résoudre des problèmes. De plus elle aide les élèves à faire le lien entre le langage abstrait des mathématiques et le monde réel, stimule l‘imagination des enfants, leur réflexion et leur raisonnement mathématique, et renforce la compréhension des nouveaux concepts. La littérature permet également d‘améliorer et d‘expliquer plus précisément les concepts et les compétences abordés dans les manuels de mathématiques, de visualiser les concepts mathématiques à l‘aide d‘illustrations vives et d‘engager les apprenants dans des conversations et des explorations pertinentes du domaine des mathématiques (voir ibid., 59). Ceci constitue donc un ensemble de processus bénéfiques, qui se traduisent également par une amélioration des performances dans le cadre des évaluations (Jennings 1992).

Outre l‘aspect motivationnel lié à une extension de l‘enseignement des mathématiques qui va d‘une (perception de) formalisation abstraite vers une narration, la méthode présentée ici stimule des processus favorisant l‘auto-efficacité. L‘influence de cette dernière sur les performances, la perception des performances et l‘estime de soi est montrée dans (Hettmann et al. 2019) (et aussi Zimmermann 2000).

Notre vision s’approche de celle d‘Astrid Beckmann (2022). Selon cette chercheuse, la recherche sur l’interdisciplinarité a montré «qu‘une telle divergence entre les sujets – connue sous le nom d‘« étrangeté » – est en fait bénéfique pour l‘apprentissage». Dans les exemples qu’elle présente (Beckmann, 2022), les mathématiques s‘insèrent aussi naturellement aux œuvres littéraires. Rappelons aussi que les mathématiques ne sont jamais complètement indépendantes de la langue. Déjà en 1974 un colloque international avait été organisé sur « les Interactions entre la linguistique et l‘enseignement des mathématiques » afin de répondre au besoin de recherche fondamentale sur la relation entre l‘apprentissage des structures mathématiques de base et la langue dans laquelle elles sont apprises. Le rapport concluait que «les difficultés d‘apprentissage des mathématiques dépendent de la langue d‘apprentissage» (Barewell et al, 2016). Selon Beckmann aussi, «la perspective d‘une coopération entre l‘enseignement des mathématiques et l‘enseignement des langues est extrêmement prometteuse, voire essentielle. La littérature peut non seulement servir de motivation pour s‘engager dans les sujets mathématiques abordés, mais elle peut également offrir un moyen d‘atteindre les élèves moins enclins aux mathématiques. Le texte devrait inciter les apprenants à approfondir le contenu mathématique et à discuter de la signification des mathématiques dans l‘œuvre en question». Selon nous l’inverse est probablement possible aussi. Le fait que nos deux histoires contiennent des éléments mathématiques pourrait motiver des élèves, moins prédisposés pour les langues et l’écriture, à tenter l’expérience de cet exercice d’écriture.

Les thèmes abordés par les histoires sont des thèmes d’une haute actualité dans le monde des adolescents. La nouvelle Le sablier de vie (M2 Le sablier de vie) évoque ainsi le thème de la vie et de la mort, à travers le personnage d’une adolescente qui ressent des désirs et des souhaits propres à son âge. Ce sont des sujets qui figurent au programme d’études du cours VIESO (vie et société). L’autre histoire, Petit virus (M9 Petit virus), parle du harcèlement, plus précisément du cyberharcèlement, qui est un enjeu de santé mentale et concerne l’ensemble de la communauté scolaire (MENJE, 2023). D’après la dernière étude HBSC (Health Behaviour in School-aged Children), un adolescent sur 10 a été victime de cyberharcèlement au moins une fois dans les derniers mois (WHO, 2020). De plus l’histoire montre clairement, à l’aide des mathématiques, les dangers de partager du contenu sur internet et la vitesse à laquelle de tels contenus se propagent à travers les réseaux sociaux. Ces thèmes figurent dans le programme d’étude du cours de Digital Sciences et sont considérés comme très importants par Bee-Secure.

Avec ce module nous espérons sortir les mathématiques de leur cadre habituel mais sans recourir aux jeux ou aux casse-têtes traditionnels. «[…] beaucoup de gens ont décidé – et donc beaucoup d’enfants vont décider – qu’ils ne sont pas faits pour les mathématiques, ou qu’ils n’aiment pas ça. Il est difficile de faire changer d’avis quelqu’un qui a une mauvaise image des mathématiques. Une énigme ou un atelier de résolution de problèmes, qui reste dans l’intellectuel pur, n’est pas forcément la bonne approche. Je trouve plus intéressant de passer par l’émotionnel, par l’affectif.» (Paris-Romaskevich, 2020).

Références :

1.Barwell, R., Clarkson, P., Halai, A., Kazima, M., Moschkovich, J., Planas, N., Setati-Phakeng, M., Valero, P., Villavicencio Ubillús, M.(2016). Mathematics Education and Language Diversity : The 21st ICMI Study /. Ed. Richard. Barwell et al. 1st ed. 2016. Cham: Springer International Publishing, 2016. Web.
2. Beckmann, A. (2022). Mathematics, Language, and Literature in Interdisciplinary Education—Theoretical Approach and Practical Examples. In: Michelsen, C., Beckmann, A., Freiman, V., Jankvist, U.T., Savard, A. (eds) Mathematics and Its Connections to the Arts and Sciences (MACAS). Mathematics Education in the Digital Era, vol 19. Springer, Cham. https://doi.org/10.1007/978-3-031-10518-0_29
3. Bintz, W. P., Moore, S. D., Wright, P., & Dempsey, L. (2011). Using literature to teach measurement. Reading Teacher, 65(1), 58–70.
4. Hettmann, M., Nahrgang, R., Grund, A., Salle, A., Fries, S., & Vom Hofe, R. (2019). «Kein Bock auf Mathe!» Motivationssteigerung durch individuelle mathematische Förderung. Herausforderung Lehrer*Innenbildung – Zeitschrift Zur Konzeption, Gestaltung und Diskussion, Bd. 2 Nr. 3 (2019): Lehrerinnen-und Lehrerbildung für die inklusive Schule. https://doi.org/10.4119/HLZ-2480
5. Jennings, C.M. (1992). Increasing interest and achievement in mathematics through children’s literature. Early Childhood Research Quarterly, 7(2), 263–276.
6. Lhuissier, M. (2018). Le problème mathématique des trois corps, abordé simultanément sous l’angle de la recherche théorique et celui de la diffusion auprès de publics variés. Systèmes dynamiques [math.DS]. Université de Lyon.
7. Lhuissier, M. (2020). Mathématiques contées, Au Fil des Maths – Le bulletin de l’APMEP° 536, Éditions Octobre, Novembre, Décembre
8. Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enfance et de la Jeunesse. « Enseignement secondaire classique – Statistiques globales et analyse des résultats scolaires ». 2022. https://men.public.lu/fr/publications/statistiques-etudes/secondaire/20-21-esc-statistiques.html
9. Ministère de l’Éducation nationale. (2020). « Exit Mobbing » : une campagne pour prévenir et répondre au harcèlement scolaire https://men.public.lu/fr/actualites/communiques-conference-presse/2023/03/16-exit-mobbing.html
10. Paris-Romaskevich, O. (2020). Rencontre avec une conteuse de mathématiques – entretien avec Marie Lhuissier, dans le cadre du projet MATEMATИКА. Images des mathématiques – La recherche en mathématiques en mots et en images. https://images.math.cnrs.fr/Rencontre-avec-une-conteuse-de-mathematiques.html?lang=fr
11. Brilleaud, M. & Ernoult, A. (2016). Marie Lhuissier : les mathématiques en contant Tangente Éducation n°37, Septembre 2016
12. WHO. (2020). Findings from the 2017/2018 Health Behaviour in School-aged Children (HBSC) survey in Europe and Canada. https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/332091/9789289055000-eng.pdf?sequence=1&isAllowed=y
13. Zimmermann, B.J. (2000). Self-Efficacy: An Essential Motive to Learn. Contemporary Educational Psychology,25, 82–91. https://doi.org/10.1006/ceps.1999.1016

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