#Français

1#Manga Darwin’s Incident

retour au sommaire

PITT

1.8 La parole aux experts

Interview avec Sabrina Kaufmann

Sabrina Kaufmann est une mangaka et entrepreneuse créative luxembourgeoise. Après avoir publié son premier livre en 2014, elle a continué à s’engager dans la création de contenus audiovisuels (mangas, produits illustrés, vidéos…) ! En 2011, elle a commencé à animer des cours de mangas à travers tout le Luxembourg et au-delà des frontières afin de partager sa passion et surtout, afin d’aider des artistes en herbe à s‘épanouir dans leur passion en leur fournissant le soutien créatif qu‘elle n‘a pas eu la chance de trouver lors de ses débuts. En tant qu‘illustratrice freelance, elle a aussi beaucoup travaillé avec des clients sur divers projets, tels que Mondorf-les-Bains et Casino 2000, UNESCO, Château d‘Urspelt, des communes et ministères, …

Actuellement, elle se focalise sur les festivals se déroulant tour à tour au Luxembourg, en France et en Belgique, afin de rencontrer son public et promouvoir son manga Illustrated Fairytales ainsi que sa marque de vêtements Himesama Clothing, créée en partenariat avec le graphiste français Loïc Artieri. Visant à rendre l’éducation abordable pour tous, elle propose des vidéos hebdomadaires gratuitement accessibles sur YouTube afin de soutenir de futurs illustrateurs qui souhaitent monétiser leur art grâce à la création de produits illustrés, l‘édition de mangas, la vente en conventions, et les commissions clients. Sur Patreon, ses fans peuvent également la soutenir en échange de cadeaux mensuels et d‘un accès complet à toute sa bibliothèque de mangas et de tous les cours de mangas en ligne qu‘elle a créés au cours de la dernière décennie.

1) En France, les mangas connaissent un succès phénoménal auprès des jeunes. Comment est-ce que vous expliquez l’attrait des adolescents et adolescentes pour cette bande dessinée d’origine japonaise ?

C‘est toujours une très bonne question à laquelle je ne sais pas quoi répondre! Comme pour toute sorte de littérature, de films, de jeux vidéo, je pense qu‘il s‘agit d‘un mix de personnages auxquels on s‘identifie ou qu‘on trouve «cool», d‘une histoire qui sort du commun ou bien qui nous tient en haleine d‘épisode en épisode, d‘un univers qui nous paraît intéressant, et d‘émotions fortes qui nous font ressentir de la joie, de la motivation, de l‘indignation, de l‘inspiration. Entre ados, il y a aussi le phénomène du bouche à oreilles où les amis parlent entre eux des nouvelles séries, ce qui peut en motiver d‘autres à les découvrir, et qui fait développer le hype. À vrai dire, pourquoi est-on attiré par quelque chose en général ? 🙂

2) Le manga est-il aussi populaire au Luxembourg ?

Oui, je pense clairement que le manga a connu un beau bond de popularité, notamment en comparant la situation lorsque j‘ai débuté VS maintenant. Nous avions déjà Le Réservoir à Luxembourg-Ville en tant que librairie spécialisée. L‘arrivée de Slumberland BD à Belval était à mon avis une vraie opportunité, car la demande est belle et bien là, et les deux librairies sont toujours bien visitées. En comparant les conventions, je pense aussi que l‘exemple de la Luxcon est un bel exemple : la Schungfabrik à Tétange n‘était plus assez grande pour contenir tous les visiteurs, et le public se fait de plus en plus nombreux chaque année. Pareil pour les cours de manga, où il y a eu graduellement de plus en plus de demande au cours des années, car de nombreux jeunes commencent à lire des mangas ou à regarder des animes, ce qui leur donne envie de créer leurs propres personnages, voire leurs propres récits ensuite.

3) Quelle est pour vous la différence entre une bande dessinée traditionnelle et un manga ?

Ma réponse sera très personnelle, car pour être honnête je n‘arrive pas lire de bandes-dessinées classiques type franco-belges. À mes yeux, je trouve celles-ci plus rigides dans le sens où il y a énormément de cases sur chaque planche. Dans le manga, les codes graphiques sont différents. Ici, on peut par exemple avoir une page complète avec un seul visuel afin de bien mettre l‘accent dessus, ou encore des cases avec un gros zoom sur des détails tels que l‘expression d‘un visage, voire des personnages qui sortent des bordures des cases afin d‘avoir des pages plus dynamiques. Si les deux genres poursuivent le même but qui est de raconter des histoires, j‘ai toujours eu l‘impression que le manga est un format qui permet beaucoup plus de libertés, notamment d‘un point de vue visuel, afin de représenter des scènes à fort impact graphique où quasi tout est possible. Étant très sensible à l‘esthétique et aux détails en tant qu‘illustratrice, je pense que c‘est effectivement ce qui, dès le départ, m‘a le plus attirée chez les mangas.

4) Vous avez converti les contes d’Andersen en manga. Est-ce que vous pouvez nous raconter plus sur ce projet où la tradition des contes de fées se mélange avec la modernité du manga ?

Le principe de ma série Illustrated Fairytales était au début simplement d‘illustrer la version originale des contes de fées que j‘appréciais, tout en partageant une analyse historique et symbolique suite à la lecture de «La psychanalyse des contes de fées» de Bruno Bettelheim. Je trouvais toujours fascinant d‘avoir ce contraste avec les contes de fées qui paraissent tellement beaux et féeriques, mais avec des moralités plus ou moins cachées qui sont souvent très «dark»  C‘est d‘ailleurs l‘un de mes fils conducteurs maintenant et un gros défi d‘illustration. J’essaie de me dépasser avec chaque nouveau chapitre : comment représenter la cruauté de la plus belle façon possible ?

Initialement, il s‘agissait d‘un webcomic publié en ligne en 2016. Au fil des années et grâce au feedback des lecteurs, ce projet a beaucoup évolué et a vu paraître deux tomes reliés – les Contes Classiques et les Contes d‘Andersen, tous deux financés avec succès sur Ulule lors de campagnes de financement participatif. Je pense que c‘est également une évolution très intéressante, car le public commence à être de plus en plus sensibilisé aux créations indépendantes, et cela permet également à des mangakas hors du Japon et sans éditeurs, de lancer leurs projets en-dehors des débouchés classiques.

J‘ai commencé le prochain tome qui est prévu pour l‘été 2025, mais malheureusement je croulais sous le travail entre les clients, les cours et les conventions qui étaient prioritaires, et je n’ai
pas pu travailler sur mon projet au cours des derniers mois. Le gros souci avec les mangas indépendants est que malheureusement, cela reste quasiment du «travail bénévole» pendant tout le processus de création, jusqu‘à ce que le livre soit prêt pour la vente. Concrètement 2 ans vont s’écouler avant que je ne touche un salaire pour les 200 pages que je souhaite dessiner. Pour pallier cela, je mise actuellement beaucoup sur Patreon, un autre système de financement participatif qui permet à mes fans de me rémunérer mensuellement, car IllusFairy est vraiment le projet qui me tient le plus à cœur et dans lequel j‘investis énormément d‘amour et de travail et que mes lecteurs attendent.

5) Vous allez aussi dans les salles de classes pour donner des cours de dessin de manga. Quelles compétences est-ce que les élèves développent pendant ces cours ?

La plupart de mes cours sont des introductions au dessin manga, habituellement de 2-3 heures. En général, les élèves y apprennent soit à dessiner un visage manga ou un corps, souvent en combinaison avec des éléments théoriques du character-design: qu‘est-ce qui fait un bon personnage? Comment les différencier à partir des expressions, des cheveux, de la gestuelle? Le but est toujours d‘avoir un cours terminé = un sujet complètement traité pour permettre aux élèves de dessiner en autonomie. S‘il s‘agit de cours plus longs, par exemple lors du stage annuel de 30h à la Summerakademie, les élèves apprennent toutes les bases nécessaires pour dessiner entièrement à partir de leur imagination. Certains démarrent les cours simplement en recopiant leurs personnages préférés, mais ne savent pas comment en créer eux-mêmes. Je suis d‘un naturel très exigeant, donc le programme est assez strict (émotions, anatomie, chara-design, perspective, …) mais a été continuellement peaufiné au cours des 12 dernières années selon le feedback des élèves, afin de garantir de bons résultats en suivant des méthodes pourtant faciles. Après deux semaines, les élèves sont capables de dessiner de propres planches de manga en autonomie, donc c‘est très gratifiant à la fois pour eux et pour moi de voir de beaux résultats ensuite.

6) Quel avantage voyez-vous dans le fait de laisser entrer le genre du manga en salle de classe de littérature française ?

Il s‘agit d‘un genre qui intéresse les jeunes, donc forcément cela peut rendre plus intéressantes des oeuvres qui pourraient paraître plus difficiles ou «ennuyeuses» à lire au premier abord. Certains mangas reprennent effectivement des oeuvres littéraires en un ou deux volumes (La Peste, Les trois Mousquetaires, Les Misérables, Le Conte de Monte-Christo,… il existe même
la Bible en manga!). Plusieurs professeurs de français m‘ont d‘ailleurs déjà dit avoir présenté Illustrated Fairytales durant des cours, car certains élèves disaient ne pas aimer lire – or, avec les images, la lecture devient plus rapide et intéressante. Et même si les mangas ne sont pas toujours considérés comme de «vrais» livres, ils le sont tout de même et permettent aux jeunes de lire sans s‘en rendre compte.

  • Voir plus
PITT